Par Mariam A. TRAORE
Bamako, 25 avr (AMAP) Elles s’appellent Mimi, Fifi ou Tou. Elles sont veuves, divorcées ou abandonnées. En l’absence d’un conjoint, elles portent seules le poids de leur famille. Dans un Mali confronté à une crise multidimensionnelle, sécuritaire, économique et sociale, elles se battent seules pour leur survie.
Selon l’Institut national de la statistique (INSTAT), plus de 14 % des foyers maliens sont dirigés par des femmes. Derrière ce chiffre, se cache une réalité : veuvage précoce, divorces plus fréquents dans un contexte d’instabilité sociale ou encore abandon conjugal, parfois après une migration non aboutie.
Dans les quartiers populaires de Bamako, comme dans les villages reculés de l’intérieur du pays, des milliers de femmes élèvent, seules, leurs enfants, les nourrissent, soignent, payent pour leur instruction et protègent leur famille avec des moyens dérisoires sinon inexistants. Loin des projecteurs, elles construisent pourtant des mécanismes de survie dignes d’admiration.
Elles sont veuves, divorcées, abandonnées. Elles sont jeunes, mûres, analphabètes ou lettrées. Elles n’ont pas de statut officiel, pas de voix dans les hautes sphères, mais elles tiennent. Mieux, elles avancent. Dans un pays où les crises se succèdent et se superposent, où les ressources sont rares, où le tissu social s’effiloche, ces femmes ont décidé que leurs foyers ne s’écrouleraient pas. Pas tant qu’elles respirent.
Parmi ces femmes, Mimi une veuve qui refuse la fatalité, la cinquantaine discrète, prépare des beignets chaque matin dans la cour d’une maison qu’elle partage avec deux autres familles. Elle a perdu son mari, il y a sept ans. Depuis, plus aucun revenu stable, mais quatre bouches à nourrir. Pourtant, elle n’a jamais mendié. Son secret ? Une discipline rigoureuse et un refus absolu de se poser en victime. Elle vend, elle troque, elle s’adapte. Un jour avec le sourire, un autre avec les larmes, mais toujours avec cette dignité qui ne s’achète pas. Mimi notre interlocutrice nous accueille avec un large sourire. Ces difficultés du moment ne lui ont pas enlevé son sourire contagieux. Assise autour d’une table où les beignets sont conservés dans une grande tasse, Mimi, avec espoir et soupir, indique que « chaque jour est un combat ». En effet, c’est avec ces petites ressources que notre interlocutrice prend en charge ces quatre enfants, dont le plus âgé a 15 ans et étudie au lycée cette année.
REFUS DE LA MENDICITE – Notre « Mère courage », avec peu de moyens financiers, arrive à faire des grandes choses pour sa petite famille. Son défunt mari, un ouvrier, ne lui a laissé que des dettes impayées. « J’ai vite compris que, désormais, je ne dois compter que sur moi-même pour prendre en charge mes enfants. Et, depuis, je ne cesse de travailler pour cet objectif », nous lance-t-elle, la voix mélancolique.
Pourtant le désespoir n’a jamais eu de prise sur cette battante. Pour mieux s’en sortir, Mimi ne manque pas de stratégie. « Je commence à 4h30 tous les jours sauf dimanche. Avec 3 500 Fcfa de bénéfice quotidien, je paie les frais d’école, le loyer et assure la popote ».
Aussi, elle troque (échange de marchadises) son beignet contre de petites choses qu’elle peut prendre chez le boutiquier du coin. « Le deal est que chaque matin je lui donne 500 Fcfa de beignets. Avec ces montants cumulés, je préfère prendre de l’huile, de petits ingrédients dont il dispose pour la cuisson, du riz etc…», explique-t-elle. Très organisée et, surtout, rigoureuse avec ses finances, Mimi ne va chez le boutiquier que les jours où elle enregistre de la mévente, c’est donc, dit-elle, une sorte de petite économie pour elle.
Ce bon plan lui permet de ne pas trop se soucier de ce qu’elle mettrait dans la marmite quotidiennement. Elle avoue : « je vis le jour au jour, impossible pour moi d’économiser. Mais avec ce que je gagne journalièrement, j’arrive à faire face aux dépenses de ma famille ». Mais non sans peine, car ce qu’elle redoute le plus c’est la prise en charge médicale de ces enfants. Il faut signaler peu de personnes, dans ce cas de figure, savent l’existence du Ramed (Régime d’assistance médicale destiné aux familles démunies) qui prend en charge ces cas spécifiques.
Ceci reste difficile pour Mimi et, justement, c’est uniquement pour les cas de maladies que notre interlocutrice s’endette. Des dettes qu’elle se donne les moyens de rembourser pour honorer sa parole donnée. Ses astuces ? Acheter en gros pour réduire les coûts, fidéliser ses clients et, surtout, « ne rien gaspiller. » Malgré tout, Mimi garde le sourire : « Tant que mes enfants ne mendient pas, je suis riche à mes yeux ».
VIVRE SEULE – Fifi est une divorcée qui se réinvente tous les jours. Elle est partie. Partie avant que les coups durs de la vie ne la brisent. Partie avant que ses enfants n’apprennent que l’amour peut faire peur. À peine trentenaire, elle a tout quitté pour recommencer dans un quartier périphérique, avec comme seuls bien une natte, une marmite et quelques foulards colorés. Aujourd’hui, elle tient un petit commerce de coiffure et de couture improvisé dans une ruelle animée. Elle n’a attendu l’aide de qui que ce soit. Elle a misé sur son ingéniosité à savoir coudre à la main, recycler, vendre à crédit. Chaque franc gagné est une victoire contre le silence qui enveloppe les femmes rejetées. Avec moins de 100 000 Fcfa de capital initial, elle a transformé un coin poussiéreux en espace coquet. Ses secrets : recycler les mèches, faire du troc avec des couturières du coin et proposer aussi des soins du visage faits maison avec des produits locaux.
Aujourd’hui, Fifi emploie deux apprenties. Elle rêve d’ouvrir un vrai salon climatisé. « Être seule, n’est pas une malédiction. C’est une épreuve pour se révéler ». Comme notre première interlocutrice, elle prend en charge ses 2 enfants. « Si je devrais compter sur la pension alimentaire que mon ex-époux doit me verser je n’allais pas survivre avec mes enfants », indique-t-elle.
Cet autre cas est révélateur. Tou a été mariée très jeune et n’a connu la joie d’être mère qu’à 20 ans. Elle ne sait plus exactement à quel moment son mari a cessé de rentrer à la maison. Ni pourquoi ? Elle n’a jamais eu de réponse, seulement constater, avec amertume, son absence. Depuis, elle vend du charbon de bois en sachets et de la banane plantain grillée au bord d’une grande artère poussiéreuse. Entre deux clients, elle surveille son fils à terre, un cahier sur les genoux. Son ambition ? Qu’il ne vive pas la même insécurité qu’elle. Elle dit cela d’une voix douce, comme si c’était une promesse faite à elle-même. Mère de trois enfants, elle vit dans une concession familiale. Chaque matin, elle part acheter condiments et poissons au marché central pour les revendre au détail dans son quartier. « Je marche deux heures par jour, je transporte tout à la force de mes bras. Mais je refuse que mes enfants dorment affamés. »
INSTINCT DE SURVIE – Sa stratégie ? Elle ne vend pas uniquement, elle échange parfois condiments contre petits services, cuisine sur place pour d’autres femmes et s’est organisée en tontine avec une dizaine d’autres mères isolées. Ce n’est pas tout. Tou est aussi femme de ménage de circonstances. Devant le grand immeuble où elle vend elle a fait la rencontre d’étudiants d’autres nationalités. Ceux-ci en plus de commander à manger chez elle, louent ses services pour entretenir leur chambre et faire la lessive pour eux. Elle est payée par mois à 60 000 Fcfa par ces étudiants. « Cette somme me permet de mieux finir le mois et améliorer mon quotidien », révèle-t-elle.
Ce que ces femmes ont en commun ? Une ingéniosité à toute épreuve. Leurs revenus sont faibles mais elles maximisent chaque franc : achat groupé, recyclage, troc, économie solidaire, petits investissements intelligents. Elles s’adaptent, innovent, inventent des circuits alternatifs là où l’État est absent.
Ce sont elles qui assurent la survie d’un pan entier de la population malienne, souvent sans protection sociale ni aides étatiques. Malgré les discriminations de genre, elles se tiennent debout, dignes, créatives et profondément engagées. Ces femmes ne crient pas sur tous les toits. Elles ne se plaignent pas. Elles font. Et dans cet état de fait, il y a une force que l’on ne mesure pas assez.
Ce sont des milliers de micro-stratégies inventées dans l’urgence : cuisiner avec ce qui reste, s’associer entre voisines pour acheter en gros, se relayer pour garder les enfants, transformer les restes en richesse, détourner les codes, résister à l’humiliation par l’élégance du silence. Elles n’ont pas de plan de relance, pas de formation certifiée, pas de micro-crédit, mais elles ont ce qu’aucune institution ne peut injecter : l’instinct de survie. De protéger. De créer. De tenir pour que d’autres, autour d’elles, ne tombent pas.
Le regard qu’on porte sur ces femmes doit changer. Elles ne sont pas des exceptions ou des erreurs du système matrimonial. Elles sont l’antithèse d’une société figée dans l’attente. Elles ne parlent pas de résilience, elles l’incarnent. Pas dans les grandes conférences ou les discours politiques, mais dans les arrière-cours, les marchés, les cours d’école, les cuisines partagées.
Elles ne revendiquent pas le pouvoir, elles l’exercent, sans l’annoncer et sans le brandir comme arme ou trophée. Et si, au lieu de leur tendre des miettes, on commençait par les écouter ? Et si on reconnaissait que ces femmes, souvent silencieuses, portent en elles des solutions bien plus concrètes que tous les manuels d’économie familiale ?
En ces temps de crise multidimensionnelle, de doutes collectifs et de réformes incertaines, ce sont elles qui nous montrent que tenir n’est pas seulement une nécessité, mais plutôt un art. Une posture. Un acte de foi. Et peut-être même, une manière de reconstruire un pays.
MD/MT (AMAP)
Humeur : PAROLE DE DIGNITE
Quand les femmes tiennent debout, la nation ne s’effondre pas
Dans un Mali secoué par les convulsions de l’Histoire, ce sont souvent les femmes qui ramassent les morceaux. Lorsque l’économie chancelle, lorsqu’un mari s’efface par la mort, l’abandon ou le divorce ce sont elles qui tiennent la barre, dans l’ombre, dans le silence, avec courage.
Dans un pays où les chiffres du PIB masquent les visages flétris des mères en lutte, elles méritent plus qu’un hommage symbolique. Elles méritent des droits, des soutiens, une reconnaissance structurelle. Elles n’attendent pas la charité. Elles demandent la justice. Et surtout : elles prouvent chaque jour que la pauvreté n’est pas une fatalité et non moins un frein à la dignité.
À l’heure où l’État cherche ses repères, où les discours politiques tournent en boucle, ces femmes agissent. Elles montrent que même avec peu, on peut créer, éduquer, espérer. Qu’il faut moins de bruit et plus de volonté. Que les vraies héroïnes ne sont pas sur les podiums, mais dans les ruelles de Banconi, les marchés de Ségou, les concessions de Kayes ou dans les hameaux de Boureissa.
Écoutons-les. Soutenons-les. Et surtout, cessons de penser qu’elles sont l’exception. Elles sont, en réalité, le cœur battant du Mali.
- A. T.