Par Dieudonné DIAMA
Bamako, 26 juil (AMAP) L’Armée française a redéployé ses soldats engagés au Sahel sur le territoire nigérien, après avoir quitté le Mali. Pourquoi le choix de notre grand voisin de l’Est? Pourquoi un changement de paradigme dans la coopération militaire avec ce pays? Qu’est-ce qui pousse la France à se maintenir au Sahel malgré le sentiment anti-présence exprimé dans plusieurs pays de la région? Autant de questions auxquelles a répondu Dr Aly Tounkara, directeur du Centre des études sécuritaires et stratégiques au Sahel (CE3S) dans un entretien avec l’AMAP.
Pour le spécialiste de sécurité au Sahel, le choix du Niger pour le redéploiement de la Force Barkhane permet à la France de rester le plus près possible du dossier malien. Et, en même temps, d’avoir un regard vigilant sur ce qui se passe en termes de sécurité dans le Liptako Gourma, cette zone frontalière entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Dr Tounkara estime que le contrôle de cette partie dite zone des «trois frontières» est un des enjeux importants pour l’Hexagone. Une autre raison, et pas la moindre, selon le directeur du CE3S, est la préservation des intérêts des compagnies françaises comme Areva, Total, Bouygues, etc.
Dr Tounkara livre également son analyse sur le changement de paradigme que l’Armée française entend opérer avec son redimensionnement au Niger. D’après lui, le sentiment anti-français (anti-politique française, plus précisément), exprimé un peu partout dans les pays du Sahel, témoigne de la nécessité pour Paris, à défaut de se remettre en cause, de questionner clairement sa manière d’agir dans la région, notamment le fait d’être perçu comme le premier acteur dans la lutte contre les groupes radicaux violents.
Se référant à ce qui s’est passé au Mali, l’analyste soutient que c’est quelque chose qui pourrait s’apparenter à une sorte d’empiètement sur la souveraineté des États. Face à cette situation, selon Dr Aly Tounkara, la France s’efforcerait, aujourd’hui, à jouer un rôle accessoire, tout en restant aux côtés des forces partenaires nigériennes sans se substituer à elles.
Il précise que c’est ce qu’elle faisait, jusqu’à une période récente, qui a provoqué ces différents soulèvements et la manifestation du sentiment anti-français çà et là. Malgré cela, le chercheur soutient que la présence de la France au Niger n’est autre qu’un redimensionnement de sa visibilité. « Car les finalités recherchées par cette présence demeurent la préservation des intérêts des compagnies françaises dans le Sahel », estime-t-il. En plus, de faire en sorte que la France reste influente sur le plan international à travers le Conseil de sécurité des Nations unies par sa présence dans le Sahel.
Le directeur du CE3S estime, également, que cette présence lui permet de s’intéresser aux routes clandestines empruntées par les candidats à la migration irrégulière qui passent par les zones méditerranéennes pour regagner l’Occident. Pour lui, « les finalités de cette présence ne vont pas connaître de mutations mais ce sont les manières d’agir qui vont s’accommoder au gré des sentiments anti-français en matière politique et militaire exprimés çà et là ».
PRÉSENCE DISCRÈTE – Pour Dr Tounkara, au Niger, on peut parler d’une présence discrète symboliquement. Mais au fond, quand on interroge certains officiers supérieurs de l’Armée nigérienne, des personnalités non des moindres parmi les populations, on se rend compte que ce redimensionnement de la Force Barkhane au Niger serait une affaire entre Paris et le président Mohamed Bazoum et certains de ses lieutenants. « Même si cette présence est légale car approuvée par l’Assemblée nationale, elle est loin d’être une volonté populaire affichée par les Nigériens », dit le chercheur.
À propos de l’argument d’opérations ou patrouilles conjointes mis en avant avec ce redéploiement de la Force Barkhane, Dr Tounkara explique que c’est un concept qui voudrait dire que « dorénavant, les militaires français vont évoluer sous le commandement de l’Armée nigérienne ». Il estime que « c’est un beau discours » mais qu’il serait difficile pour la France de rompre avec les habitudes anciennes caractérisant sa présence militaire au Sahel. «Ça m’étonnerait fort que l’état-major nigérien planifie ou prenne des décisions et des initiatives, en associant l’Armée française comme un élément accessoire et que ces décisions soient exécutées», estime Aly Tounkara. D’après lui, « si la France venait à évoluer militairement sous la coupole de l’état-major nigérien, en termes d’opérations conjointes à mener, d’initiatives sécuritaires à réfléchir et à expérimenter, ce serait une aubaine pour l’Armée nigérienne ».
Cependant, prévient le chercheur, il ne faut pas crier victoire car, «il serait naïf de penser que. du jour au lendemain, la France fasse fi de pratiques qui remontent à des siècles au nom d’une coopération d’égal à égal». Il pense plutôt qu’il faut concevoir une telle volonté de l’État français comme une quête de légitimation ou de légitimité de la part des éléments réticents au sein de l’Armée nigérienne à cette présence.
Dr Tounkara rappelle que « ce qui a été reproché à la France au Mali et au Burkina Faso, à certains égards, c’est cette volonté de voir les Armées partenaires comme des accessoires et échappatoires ». «Cette image a beaucoup joué en défaveur de la France. Aujourd’hui, elle chercherait à changer cette image dont elle a été étiquetée dans le dossier malien», analyse Aly Tounkara qui soutient que ce sont des stratégies de positionnement sur le plan militaire, d’acceptabilité qu’orchestrerait, aujourd’hui, l’Armée française au Niger, en vue de plus de légitimité et, même, d’efficacité en termes de partenariat entre les deux pays.
REDORER SON BLASON – Pour le directeur du CE3S, si le changement de paradigme venait à être opéré par l’Armée française, cela va, forcément, demander des efforts importants à consentir d’abord par l’élite politique française au pouvoir. Il s’agit, pour cette élite, de s’abstenir de s’ingérer dans les affaires éminemment internes des pays telles que les questions d’intégrité territoriale, de révision constitutionnelle, de choix politiques, entre autres.
Le spécialiste estime, aussi, que la France aurait aujourd’hui tout à gagner en acceptant de sortir progressivement de son regard condescendant vis-à-vis des Armées partenaires. «Cela va beaucoup l’aider à redorer son blason. Une fois que l’élite politique française s’abstiendra de commenter des questions internes des Etats souverains, cela pourrait avoir également des répercussions sur l’attitude des militaires déployés au Niger et au Sahel de façon générale», fait remarquer Dr Tounkara.
Toutefois, fait-il savoir, lorsqu’on échange avec les militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger, prétendre changer en quelques mois tous ces comportements peu orthodoxes de la Force Barkhane, « c’est méconnaître la profondeur et la gravité du malaise entre la France et ses anciennes colonies ».
DD/MD (AMAP)