Par Baya TRAORE
Bamako 03 Déc (AMAP) La scène ne relève pas d’une anecdote mais plutôt d’un phénomène, «le spectacle des djinns», qui a su franchir les âges, prend, aujourd’hui, des proportions burlesques au Mali. Le rituel d’invocation des êtres invisibles est une pratique ancienne mais, de nos jours, il a pris le chemin du dévoiement. Ses adeptes cherchent à se faire prédire l’avenir. Mais les comportements inavouables ne sont jamais loin.
Il est environ 13h20, ce week-end, à Dialakorodji où se tient, au pied d’une colline, un spectacle ahurissant. Une cohorte de femmes chante en chœur et esquisse des pas de danse pour invoquer les djinns, ces êtres surnaturels qui auraient le pouvoir de régler, d’un coup de baguette magique, les problèmes des humains. En tout cas, c’est ce qu’on fait croire aux inconditionnels de la pratique.
Quelques minutes plus tard, deux femmes, drapées dans des ensembles en bogolan avec des gris-gris sur tout le corps, entrent brusquement en transe avant de se laisser choir. L’une d’entre elles se prénomme Yaye et serait hantée par le «djinn bamanankè». Son acolyte Maïmouna, elle aussi serait possédée par le «djinn massasolomana».
De temps en temps, les deux femmes possédées se relèvent et font le tour du cercle de leurs comparses, la démarche altière et la bouche remplie de bave, marmonnant des formules incantatoires. Parfois, elles se jettent dans la foule avec une certaine agressivité. La scène dure des heures. L’assistance scotchée sur place semble s’en délecter.
Tout au long du rituel, les adeptes de la pratique (hommes et femmes) affluent. Certains débarquent de luxueuses voitures. Ceux qui ont des scrupules à être reconnus dissimulent leur visage. Au fur et à mesure qu’on s’achemine vers le crépuscule, les deux femmes, étonnamment, reprennent leurs esprits, dans un semblant de sérénité ! Et les choristes du jour arrêtent leur chant.
On installe les deux dames « habitées par des djinns » dans une chambre. Le grand silence qui règne traduirait l’apparition des djinns qu’elles ont invoqués. Place maintenant aux consultations. Par petits groupes, quelques fois individuellement, mais par ordre d’arrivée, les adeptes cherchent à se faire lire l’avenir. Tous déposent auprès d’un assistant, posté à la porte de la chambre, un billet de 500 Fcfa comme frais de consultation. Ils sont aussi tenus de payer un lot de trois médicaments traditionnels à 150 Fcfa à offrir aux djinns afin qu’ils soient plus coopératifs.
Selon Yaye, affectueusement appelée par ses adeptes «bamanankè ka Yaye», initiatrice du spectacle qui se passe tous les mercredis et les samedis, l’objectif est de porter assistance aux personnes qui en font la demande. «A travers ce rituel, je soigne les personnes qui me sollicitent. Je leur donne des solutions aux multiples préoccupations et soucis qui les assaillent. Parce que ces personnes, de différentes couches sociales, nous soumettent leurs problèmes à régler. A vrai dire, j’en règle énormément. Ceux qui sont satisfaits nous donnent des enveloppes et des présents», explique la «djinètigui» ou l’hôte des djinns.
DÉMON – Fanta Touré et Rokia Traoré assistent, depuis des lustres, à ce spectacle. La première assure qu’elle a toujours trouvé les solutions à ses difficultés auprès de ces femmes possédées par le djinn. Elle pense devoir aux djinns la réponse positive à son désir de maternité : elle a aujourd’hui un garçon, après 15 ans de vie en couple. Difficile de la convaincre du contraire. Elle était encore venue consulter, cette fois-ci, pour mettre fin à des petits désaccords avec son époux et trouver l’harmonie dans son couple.
Quant à Rokia, elle explique être hantée par le démon qui l’empêcherait de suivre des cours en classe et de s’épanouir. La jeune scolaire reconnaît avoir vécu un enfer parce qu’elle pouvait s’évanouir à tout moment et partout. Maintenant, elle se porterait de mieux en mieux, grâce à la médication de Yaye. Selon elle, il n’y a plus aucun doute, elle est plus tranquille maintenant et a retrouvé l’envie d’apprendre à l’école.
Autre lieu, même scène. Ce jeudi soir, à Samè Kokono, sur la route de Kati. A une heure indue de la nuit, des initiatrices du spectacle, toutes habillées de boubous blancs, assortis de petits foulards rouges, avec des cauris nattés sur la tête apparaissent au milieu de la scène. Sur des airs entonnés en chœur, des femmes s’évanouissent. Elles sont aussitôt transportées dans une chambre. Kadiatou, l’une d’elles, serait possédée par le «djinn batoukouné». Elle se roule plusieurs fois par terre, avant d’escalader un pan de mur l’air hébété et un sourire béat.
Quelques minutes après, elle retrouve ses esprits et accepte de nous dire pourquoi elle se comporte ainsi. Pour toute réponse, elle incrimine «le djinn Batoukouné». A en croire la jeune dame, les personnes hantées par les djinns ont toujours un comportement d’enfant.
BRUTALES ET AGRESSIVES– Sur ces entrefaites, une autre jeune dame, du nom de Oumou. entre également en transe. Elle a le «djinn n’komoni», chevillé au corps. Elle se blesse après des chutes consécutives sur un sol rocailleux. Elle ne se souvient de rien mais admet que chaque fois qu’elle entre en transe, elle ressent de la fatigue et tout son corps lui fait mal. Selon elle, si on est possédé par le «djinn n’komoni», à chaque crise, cet être surnaturel te fait faire des choses brutales et agressives parce que ce djinn est très violent.
Maria aussi est habitée par le «djinn Maïmouna Haïdara». Après sa chute, le public s’est précipité pour la couvrir avec des foulards. Elle se relève et se dirige directement vers un homme dans l’assistance et lui conseille de faire des sacrifices mais, surtout, de se laver avec certaines décoctions pour voir résolus ses problèmes d’obtention de documents de voyage. Le quidam a confirmé avoir, effectivement, des problèmes de cette nature et jubile, déjà, à l’idée de trouver la solution à son souci. Après que Maria a retrouvé sa lucidité, elel nous a fait comprendre pourquoi elle a été couverte de foulards. Simplement parce que le «djinn Maïmouna Haïdara» aime la religion musulmane qui exige que la femme se couvre tout le corps ! Pour elle, toutes les femmes possédées par ce djinn doivent satisfaire cette exigence, sinon elles risquent de voir toutes leurs entreprises vouées à l’échec.
L’initiatrice de l’événement, Gnignè, communément appelée djinetigui Gnigné, pratique ce rituel depuis plus de 50 ans. «J’ai le pouvoir de converser avec les djinns. Je travaille avec eux pour soigner des personnes et résoudre leurs problèmes. J’ai pu guérir des malades et résoudre des problèmes d’infertilité, de déboires conjugaux, de quête de documents de voyage et d’emploi», explique-t-elle. Djinetigui Gnigné ajoute qu’elle organise ce rituel à l’initiative des adeptes désireux de témoigner de leur gratitude aux djinns et bénéficier encore de la grâce de ces êtres invisibles. Elle ne se focalise pas sur un jour spécifique mais elle sacrifie à la traditionnelle cérémonie de fin d’année des djinns que beaucoup de «djinètigui» organisent.
La pratique gagne du terrain dans la capitale malienne et aucun quartier populaire ou presque n’y échappe. Ces rituels sont dirigés, en général, par des femmes. Le sepectacle attire de plus en plus de nombreuses femmes qui croient aux «prétendus faiseurs» de reines. Nombre de cantatrices chantent les louanges des «djinètigui», en guise de reconnaissance de leurs bienfaits.
Saran Diarra ou « djinètigui » Saran est basée à Yirimadio. Elle est bien connue des Bamakoises pour ses rituels en grande pompe. Sa réputation a franchi les frontières du Mali. Pour elle, les gens aspirent au meilleur, ce qui motive leur présence dans les spectacles des djinns. Une jeune trentenaire, qui assistait à notre conversation, corrobore les dires de Saran. Selon cette jeune dame, être possédé par un djinn, ouvre les portes de la réussite. Sans se faire prier, elle énumère les richesses qu’elle a pu amasser grâce aux djinns.
Pourtant, les témoignages sont nombreux sur les déboires des adeptes de cette pratique. Ce commerçant au Grand marché de Bamako, qui ne croit visiblement pas à cette pratique, rappelle l’exemple d’une ancienne prostituée pour mettre en garde ceux qui sont tentés de s’y lancer. Selon notre interlocuteur, cette dame a embobiné de nombreuses femmes naïves et s’est enrichie sur leur dos. « Certaines de ces femmes ont fini par avoir des soucis dans leur vie de couple », témoigne-t-il.
Un enseignant, aussi, ne compte pas parmi les adeptes. Il estime que 90 % des personnes qui prétendent être possédées ne sont pas crédibles. Pour lui, les spectacles de djinns sont devenus des occasions de débauche sexuelle.
Daouda Koné, sociologue et assistant chercheur à l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique (ARGA), explique que c’est un phénomène social qui a toujours existé dans notre société mais, à la différence que les manifestations d’antan, dont l’objectif était de prédire l’avenir pour le village ou pour la communauté, sont aujourd’hui dévoyées. Au cours des soirées de prédictions, on donnait des détails sur la saison pluvieuse et les sacrifices à faire pour une année meilleure. « Donc, les djinns communiquaient avec la femme en transe sur les sacrifices à offrir aux esprits du bois sacré, aux djinns qui vivent dans l’eau ou aux ancêtres », explique le chercheur.
Pour lui, on a actuellement privilégié l’aspect économique et celui de la distraction « avec une dimension inouïe de prostitution ». Parce que sous l’effet des chansons, les femmes et les hommes qui sont possédés par les djinns s’évanouissent. Une fois transportés dans la chambre, ils entretiennent des relations intimes. Cela représente une dépravation des mœurs.
GENT FÉMININE – Ces cérémonies attirent la gent féminine qui se conforme aisément aux recommandations de celles qui entrent en transe. Selon le sociologue, l’évolution dans nos anciennes pratiques sociales s’explique aussi par les phénomènes de mutation sociale. Il faut reconnaitre que certaines manifestations de djinn sont plausibles. Ces pratiques et traditions anciennes méritent d’être valorisées.
Yacouba Diallo du Centre médical miracle de Ouolofobougou Bolibana, une unité de traitement des personnes possédées par des djinns à travers le Saint Coran, donne son avis, sous le prisme de la religion. Il confirme l’existence des djinns qui accompagneraient chacun d’entre nous depuis la naissance. Certains sont suivis par des djinns de mauvaise intention (des esprits du mal) pour diverses raisons.
Un djinn qui éprouve de l’amour pour une personne, des parents ayant pratiqué les djinns, la participation à des spectacles des djinns au cours desquels on reçoit, accidentellement, de l’eau que l’on verse sur les adeptes… sont quelques motifs qui peuvent conduire à adhérer à la pratique. « Si on aime une personne du sexe opposé qui est déjà possédée par des esprits du mal, ces êtres invisibles peuvent vous suivre ou lorsqu’une femme ne se couvre pas le corps ou si elle prend l’habitude de sortir tard dans la nuit, il y a de fortes chances qu’elle se coltine la compagnie des djinns », explique le religieux. Il ajoute qu’une fois poursuivi par les djinns, on est confronté à des problèmes qui peuvent aller de l’infertilité à la démence, en passant par l’envoûtement, la paralysie, la malchance dans les affaires et la difficulté à se marier.
Mais comment peut-on savoir qu’on est suivi par un être invisible ? Selon notre interlocuteur, cela se manifeste par des signes comme des maux de tête intenses, accompagnés de larmoiements, de palpitations, d’énervements, de frissons. La personne peut avoir l’impression d’être toujours accompagnée par quelqu’un d’autre et ne supporte pas de se retrouver au milieu d’une foule.
Yacouba Diallo estime que les esprits du mal sont des êtres égoïstes et restent très dangereux. « Pour s’en débarrasser, il faut très souvent, explique-t-il, recourir aux hommes de foi afin qu’ils invoquent Allah le Clément et Miséricordieux. Par la grâce divine, certains thérapeutes traditionnels arrivent aussi à chasser ces démons ».
BT/MD (AMAP)