Jean-Louis Sagot en compagnie de Salif Keïta et de Fatoumata Diawara sur le plateau de La Genèse dans le massif de Hombori.

Entretien réalisé

par Ibrahim MAIGA

Bamako, 28 mai (AMAP) Enseignant à Bamako entre 1972 et 1974, Jean-Louis Sagot est devenu un dramaturge pointu dans l’affirmation de l’humain contre les dérapages et les absurdités des hommes. Il connait le Mali ; pas seulement celui des villes, mais aussi celui des villages et des hameaux. Cette immersion a éveillé en lui le goût de la découverte de l’autre, le besoin de comprendre et de raconter les fils qui tissent l’histoire du Mali. Une partie de son engagement et de son implication dans la vie et la création artistique vient de là. Il a eu le temps de se conforter et de conforter sa vision, en devenant très jeune, le rédacteur en chef du mensuel « Droit et Liberté » du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, le MRAP, un mouvement né dans la résistance contre l’occupation nazie.

L’Essor : Vous êtes venu à Bamako en 1972. Et depuis, vous êtes un Malien de cœur. Qu’est-ce qui vous a capté ?

J-L.S.D : J’ai atterri pour la première fois à Bamako en 1972 à l’aéroport de Hamdallaye où se trouve aujourd’hui l’ACI 2000. J’avais 21 ans. Je venais prendre mes fonctions de professeur de français au Lycée Prosper Kamara. Je devais initialement être engagé dans le cadre de mon service militaire, mais après un accident, j’avais été réformé. J’avais néanmoins envie de faire une rupture avec la vie française, de voir autre chose. Je me suis fait embaucher sur place, avec un salaire d’enseignant malien. Une vraie bifurcation, car ça ne me permettait pas de vivre dans les conditions des autres français expatriés. J’ai trouvé deux pièces à louer dans une cour de Hamdallaye où vivaient plusieurs autres familles. Je m’y suis installé, bientôt rejoint par deux amis. Et il s’est alors passé ce que vivent des milliers de gens qui s’enracinent dans un pays d’accueil : des souvenirs, des projets, des amitiés, des aventures humaines et professionnelles, un mariage… Comme les bamananw le disent, j’avais quitté chez moi, j’étais arrivé chez moi. La jatigiya malienne a certainement participé à cette « captation ». Mais il n’y a là ni mystère, ni miracle. Je me suis retrouvé, sans d’ailleurs l’avoir planifié, dans la situation de centaines de milliers de personnes qui se sentent chez elles et en France, et au Mali. La naissance de mon fils a fait entrer le nom Sagot-Duvauroux dans l’état-civil malien sans le faire sortir de l’état-civil français, comme c’est le cas pour tant de Tounkara, de Doukouré, de Traoré, de Kanté ou de Diarra dont la vie a fini par offrir à la France leurs riches patronymes sans les enlever au Mali. XXIe siècle !

L’Essor : De Bamako à Ansongo ; de Bamako à Kayes, vous avez fait du pays. Vous n’avez pas fait que du tourisme.

J-L.S.D : Quand j’ai mis les pieds au Mali, j’avais 21 ans et une motocyclette « Caméco » que j’avais pu acquérir grâce à un prêt du lycée. Un ami français, qui m’avait précédé à Bamako me donne alors un conseil : si tu veux connaitre le pays, prend n’importe quelle route qui se présente devant toi, avance jusqu’au soir ; quand vient le soir, arrête-toi au premier village, demande l’hospitalité ; on t’amènera chez le dugutigi et tu y trouveras le gîte et le couvert. Première destination : le Bèlèdougou, d’accès facile depuis Bamako. Un pneu crève à l’approche du village de Tènèzana, un peu avant Nossombougou. Trois jeunes m’aident à réparer, puis m’emmènent chez un homme qui a fait l’armée française, Ngolo Diarra, paysan, donso, passionné de littérature… Nous sommes restés liés jusqu’à son décès. J’ai beaucoup appris de sa riche conversation, quand il rentrait du champ la daba sur l’épaule, et avant qu’il ouvre un roman d’Alexandre Dumas lu à la lumière de sa lampe. Ensuite, j’ai pris goût à ces escapades et mon univers social s’élargissant, j’ai rapidement eu le choix des destinations : quitter chez soi, arriver chez soi ! Voyage à Kayes, à « caméco » et alors sans le confort du goudron, Kayes où je croise une très vieille dame qui me parle avec gravité : elle a quitté, enfant, la ville de Ségou attaquée par les Français et s’est réfugiée avec un petit groupe de Toucouleurs dans le quartier Légal Ségou – quartier Ségou. Elle est la grand-mère de ma voisine de Hamdallaye dont je partage le « bassi » quotidien ; elle n’imaginait pas recevoir un jour un petit-fils de la couleur et de la nationalité de ses agresseurs… Temps nouveaux !

Je lie une amitié qui dure toujours avec un élève venu d’Ansongo, aujourd’hui enseignant dans une université américaine. Je prends l’habitude d’aller passer mes vacances dans sa famille. J’y amène même une sœur et un frère depuis la France. Une des suites devenue publique des liens tissés alors, ce sont les cases en nattes qui abritent la famille de Jacob, dans le film La Genèse (Cheick Oumar Sissoko, sélection officielle Cannes 1999 « Un certain regard »). J’avais alors emmené l’équipe de production chez une tante, à Bazi Haoussa et, avec les femmes de ce quartier historique d’Ansongo, elle avait conduit la confection très réussie de ces confortables habitations de nattes tissées. En effet, ces voyages et bien d’autres, même s’ils m’ont fait découvrir les paysages physiques et humains du grand Mali, n’avaient pas grand-chose à voir avec le tourisme.

L’Essor : Vous avez écrit le scénario de « La Genèse », porté à l’écran par Cheick Oumar Sissoko, sans doute un grand moment cinématographique. Si c’était à refaire ?

J-L.S.D : Dans les années qui précédèrent ma venue au Mali, j’avais fait des études de théologie. L’univers biblique m’était familier. En vivant au Mali, cet univers s’anima, pris les couleurs de la vie. La Genèse, premier livre de la collection biblique, fait du meurtre de l’éleveur Abel par son frère le cultivateur Caïn, la mère de tous les conflits. Dans le récit biblique, Abel et Caïn sont les deux fils d’Adam et Ève, un concentré de l’humanité. En découvrant les problèmes concrets vécus au Mali du fait de la cohabitation entre éleveurs transhumants et cultivateurs sédentaires – les problèmes comme les solutions –, les épisodes bibliques se sont mis à prendre de la chair, de la vérité dans mon imagination. Après avoir relu quelques épisodes de la vie du patriarche Jacob (Yakouba), je suis allé voir Cheick Oumar Sissoko, alors directeur du Centre national de production cinématographique, l’ancêtre de l’actuel Centre national de cinématographie du Mali (CNCM). Je lui ai alors exposé mon idée : incarner le récit biblique non plus par un péplum hollywoodien, mais dans un univers beaucoup plus proche de ce que raconte la Bible, un univers inspiré des façons de vivre du Mali. Banco ! Quand je regarde aujourd’hui le film, ce récit me semble avoir pris de l’actualité. Les conflits qui s’y nouent et qui s’y dénouent, les chemins de la guerre et ceux de la concorde sur lesquels marchent les personnages, le rôle qu’y joue la spiritualité ne parlent-ils pas de ce qui se vit, aujourd’hui, dans notre pays déchiré ?

ean-Louis Sagot et Richard Toé lors de la création de la pièce « Kalach story » à l’Institut français du Mali.

L’Essor : Le théâtre particulièrement vous attire. Comment avez fait la rencontre de Alioune Ifra Ndiaye ? 

J-L.S.D : Sur le plateau de La Genèse, dans le site somptueux d’Hombori, s’était retrouvée quasiment toute la communauté artistique du Mali. Là m’est venue l’idée de donner une suite à cette première intrusion dans la création culturelle malienne. Avec Sotigui Kouyaté et Habib Dembélé « Guimba », tous deux acteurs dans le film, nous avons alors décidé de créer une compagnie théâtrale, le Mandéka théâtre, avec un premier projet : une adaptation d’un des plus grands chefs d’œuvres du théâtre mondial, l’Antigone du grec Sophocle écrite en un temps où la Grèce regarde vers la puissante civilisation africaine de l’Égypte plus que vers l’Europe encore largement sauvage.

C’est à la suite de la création du Mandéka théâtre que j’ai rencontré Alioune Ifra Ndiaye. Je discutais avec Habib Dembélé dans la cour de l’Office de radio et télévision du Mali (ORTM) quand un jeune homme est sorti du bâtiment et s’est dirigé vers nous. Habib me l’a présenté comme son manager et m’a vivement conseillé de l’intégrer à l’équipe de notre compagnie théâtrale en formation. Il avait des qualités d’organisation et de leadership que ni Habib, ni Sotigui, ni moi-même ne possédions. Le trio de départ se transforma en un quarteron !

Habib et Sotigui ayant un peu plus tard choisi de ne pas poursuivre l’aventure du Mandéka théâtre, Alioune et moi décidâmes de créer une nouvelle compagnie, BlonBa, décision qui m’a donné l’occasion et la motivation d’écrire une quinzaine de spectacles créés au Mali et qui ont été présentés dans treize pays de quatre continents. Les qualités propres d’Alioune l’ont conduit à élargir le projet de BlonBa, qui était initialement la création théâtrale, avec l’ouverture d’un lieu de diffusion dans le quartier de Faladiè. Cette salle est vite devenue un des principaux centres de la vie culturelle malienne. Il a aussi voulu donner une perspective à son métier originel, la réalisation cinématographique. Il a pour cela créé une société, Wokloni, abritée par BlonBa et dédiée à la réalisation cinématographique, notamment à l’animation. Après la fermeture de la salle de Faladiè, c’est sous le couvert de la société Wokloni que s’ouvre l’actuel Complexe culturel Blonba, à Bacodjicoroni.

Alioune ayant souhaité continuer sans moi son action, j’ai poursuivi de mon côté mon travail centré sur les contenus. J’ai eu la chance de rencontrer, pour cela, un réseau de jeunes équipes de la nouvelle génération, le réseau Culture en partage, engagées dans les champs de la création artistique et de la technologie numérique qui s’est installé dans un lieu crânement baptisé « La Maison des solutions ». Un foyer d’innovations plein de promesses et auquel je suis fier d’être mêlé.

Pour ce qui est de la création théâtrale à proprement parler, le rameau que cette situation a fait naître du tronc commun de BlonBa a pris le nom de Compagnie BaroDa, avec déjà de belles créations à son actif.

L’Essor : Vous travaillez en français pour un public qui ne comprend pas cette langue.

J-L.S.D : Il y a au Mali un public qui comprend le français. Mais la question que vous posez, celle des langues du Mali, est centrale pour le développement d’une culture partagée par le plus grand nombre. Déjà, La Genèse avait été tournée en bamanan kan et non en français. Avec le réseau Culture en partage, nous essayons, à chaque création, de produire nos spectacles dans au moins deux langues : français et bamanan kan.

Tout récemment, nous sommes venus en France avec une performance arts plastiques/danse/théâtre dont le texte était à 100 % en bamanan kan. Nous avons été surpris et heureux de voir qu’entendre cette langue, que deviner sans la comprendre vraiment ce qui était exprimé avait séduit les spectateurs, jeunes pour la plupart. Nos grands projets du moment, par exemple l’éditeur numérique BiBook, sont conçus pour proposer des textes en langues africaines, notamment par la publication de textes audio. Nous avons commencé à développer le théâtre radiophonique où les langues africaines sont à égalité avec les langues « officielles » venues d’Europe avec déjà des diffusions sur Mikado FM. Ainsi, nous travaillons à la traduction d’un de nos derniers spectacles, « Kalach story » dont le thème est la violence armée, dans une dizaine de langues du Mali, avec l’objectif qu’il soit entendu dans les zones où règne l’insécurité. La version bamanan existe déjà. A noter que la jonction opérée à la Maison des solutions entre les nouvelles technologies et la création culturelle ouvre beaucoup de possibilités pour répondre positivement au souci que vous exprimez.

L’Essor : L’humain est au centre de votre discours. Vous savez que nous sortons d’un lien colonial avec la France. De quel type d’humain, d’humanité parlez-vous ?

J-L.S.D : Il y a 500 ans, une poignée de puissances européennes ont entrepris la conquête du monde et inventé pour ça un mythe toxique et mensonger : l’existence supposée d’une « race blanche » réunissant les humains accomplis et condamnant les autres à les servir et/ou à les imiter. Les traces de cette guerre de 500 ans sont toujours là, sans même que nous y pensions. Quand je parle bamanan kan, même avec des fautes, on me félicite. Quand un Malien parle français, même sans faute, c’est considéré comme normal. Mais le monde change. Surtout avec la jeune génération. Au Mali comme en France, les uns sont reliés avec les autres par l’intermédiaire de réseaux qui n’ont ni centre, ni périphérie. Un Malien ou une Malienne qui converse sur Facebook avec un « ami » d’Amérique ou de France devient le centre du monde au moment où parle son clavier. C’est une expérience nouvelle qui tranche avec un temps où les Africains étaient placés par les imaginaires des uns et des autres en marge de l’Histoire, du progrès, en marge du monde.

En pratique, la différenciation « raciale », qui nous classe parmi les Blancs ou les Noirs, perd son sens. Peau claire, peau sombre, grande taille, yeux bleus, yeux bruns, toutes ces caractéristiques physiques nous distinguent en effet, mais dans les classes des écoles françaises, comme dans mes relations avec la jeune génération malienne, être « un Noir » ou être « un Blanc » ne porte plus beaucoup de sens. Michel et Salif, Noémie et Fatou suffisent à nous rappeler que chaque être humain est unique. Il y a quelque temps, dire en France qu’un donso, quand il coupe un arbre, s’en excuse et fait une libation, apparaissait comme une curiosité exotique. Aujourd’hui, les petits Français tendent l’oreille (même les grands) et se disent qu’il y a là un message important.

La conversation des cultures commence à être efficace. Comme j’en ai tiré et que j’en tire toujours beaucoup de joie, j’essaye de lui donner de l’espace. Construire une issue pacifique à la guerre de 500 ans ? Quel travail accomplir pour réussir cette révolution ? Quel travail pour que mon fils, n’wolo den, dont la maman est née à Bamako et le papa à Paris puisse vivre dans toute sa richesse son lien au Mali, à la France, au monde, à ce nouveau siècle dont peut naître le meilleur… ou le pire. Selon ce que nous en ferons.

IM (AMAP)